mardi 2 février 2010
De Saint-Jean à Myrand
Bref, je profitais simplement de ma condition d’être vivant, ne demandant rien à personne, simplement occupée à observer un peu et à être beaucoup (voir ici une certaine correspondance entre « écrire » et « être »), lorsqu’il est entré dans l’autobus, au terminus de la 7, tout près de Saint-Jean.
Un petit gars de vingt ans, perdu, comme moi, peut-être plus. Entre enfants incompris, on se comprend. Un regard nous a suffit pour qu’on s’adresse la parole.
«T’as hâte à la St-Jean toi!», lui ais-je dit en remarquant – comment ne pas le faire – le drapeau du Québec jeté – drapé – sur ses épaules.
Il est venu s’asseoir à côté de moi (en déplaçant tant bien que mal sa guitare et son monocycle), et on a parlé. De n’importe quoi, en général et en particulier. On n’avait rien à se cacher; on ne se connaissait pas! Il a lu ce que j’écrivais, il m’a parlé de ce qu’il composait. Une conversation banale entre une secrétaire et un cracheur de feu. Entre l’accro des docteurs sédentaire et l’amuseur public bohême. Mon voyage organisé et commandité au Japon contre son évasion sur le pouce dans l’Ouest. Nous n’étions pas si différents. Nous fuyions les mêmes tourments dans des directions opposées. Je les niais, il y plongeait.
Nous n’en avons pas eu pour très longtemps à parler de tout et de rien, car il devait rejoindre des amis sur la rue Myrand. Alors on s’est quittés, aussi bêtement qu’on s’est rencontrés, aussi simplement aussi. Je me suis calée dans mon siège pour reprendre le fil de mes pensées et il est parti, le sac sur le dos, à califourchon sur son monocycle sur le côté de la rue, la cape québécoise au vent et la guitare à la main. Il est très peu probable qu’on se revoie jamais, puisqu’il part dans l’Ouest et que je ne connais que son prénom, mais ça n’a pas d’importance, c’était suffisant.
Après tout, cette amitié en valait bien une autre. Qu’elle dure quinze minutes ou trente ans, elles vont toutes commencer là où des chemins se croisent et se confondent, et se terminer là où ils se séparent.
Qu’importe que ce soit du berceau au tombeau ou de Saint-Jean à Myrand?
C’est toujours un bout de chemin avec un peu de compagnie.
samedi 17 octobre 2009
Empreintes
Il ne restait déjà plus rien. Plus un signe de la petite croix de bois qu’il avait plantée deux années auparavant pour tenter de préserver le souvenir. Quel sort serait réservé à la dalle de granit qu’il avait enfoncée dans le sol cette année? Il y avait fait graver l’empreinte d’une semelle pour que le passage de François ait laissé un signe quelque part, en plus de la cicatrice dans sa vie. Il devait faire un temps pareil, à l’époque, lorsqu’il avait éclaboussé de son sang le sol de Cap-Rouge. Mais les ambulanciers et la pluie avaient tout nettoyé. Son désespoir avait disparu avant même que la neige ne le recouvre.
Au terminus de Marly, Xavier garde les yeux baissés, perdu dans ses pensées. Sous ses pieds, le trottoir est abimé. Il y a longtemps, dans le ciment frais, quelqu’un a écrit : « Sarah waz here ». La marque, depuis plusieurs années, reste inchangée, insensible à tous ceux qui y déposent leurs propres pas, leurs propres vies. Pourquoi le simple passage de quelqu’un laisse-t-il une balafre intouchable alors que la mort d’un autre ne laisse pas une égratignure dans le paysage? Certains deviennent des symboles alors que d’autres sont oubliés.
Le jeune doctorant en connaît un rayon. Combien de fois a-t-il idolâtré des personnages historiques pour réaliser qu’ils n’avaient rien à voir avec les hommes qu’ils étaient? Ce n’est pas des meilleurs dont on se souvient, ce sont de ceux qui ont les meilleurs biographes. Alors à quoi bon?
Sur le trajet du Métrobus, Xavier observe un bâtiment de briques rouges à l’air éternellement neuf. Il lui semble que rien de tragique ne pourrait s’y passer. Pourtant, qui sait quels amours contrariés, quelles guerres sanglantes, quelles cérémonies mystiques ont pu se produire à cet endroit précis, dans les forêts primitives qui ont précédé notre époque? Mais il n’en reste plus rien. La mémoire s’en est dissipée et les traces en ont disparu. Comme si ça n’avait jamais été.
Que restera-t-il de lui dans quelques années, dans quelques décennies ou dans quelques siècles? Un mémoire de plus sur les tablettes poussiéreuses de l’Université? Un chercheur de plus à avoir épluché les archives? Un enseignant de plus qui aura répété ce qu’il aura entendu? Rien n’est indélébile. Peut-être François avait-il raison. Peut-être la vie n’avait-elle pas de sens.
Dans le Vieux-Québec, les graffitis se mêlent aux bâtiments de pierre intacts des siècles derniers. Cohabitation incongrue. On travaille à protéger ce qui n’est qu’accessoire et on s’acharne à effacer la marque de ceux qui ne veulent pas être oubliés. Quoi que l’on fasse, la mémoire demande des efforts. Il ne suffit pas d’un historien, il faut aussi des archives et des témoins.
En entrant chez lui, Xavier s’approche sans bruit de sa blonde endormie. Son oreiller est encore humide. Il s’allonge doucement près d’elle et, après un coup d’œil au test de grossesse déposé sur la table de chevet, il murmure à son oreille : « Gardons-le. »
samedi 5 septembre 2009
Lundi matin
mercredi 26 août 2009
Couleurs d'automne
À la hauteur du cimetière juif, Félix étire le cou pour admirer les étoiles de David qui ornent les pierres tombales tout en tirant sur la corde citron qui détonne tant dans son décor. En sortant de l’autobus, il essuie ses mains sur son pantalon noir et remonte son col avant de poursuivre son chemin. Sur la rue Madeleine-de-Verchères, il est accueilli par une pluie de feuilles humides et odorantes. Elles sont jaune pomme, orange brûlé ou cramoisies.
Après le troisième dos-d'âne qui donne son relief particulier à la rue, le jeune homme s’arrête. À sa droite, il regarde le numéro 991. Au deuxième étage, on devine une chambre orange. Au bord de la fenêtre, le chat aux couleurs de la pluie de feuilles le fixe. Félix s’attarde quelques minutes. Il n’y a personne à la maison. Après une hésitation, il pousse un soupir et revient sur ses pas.
Il se rend au café du Temps Perdu où il choisit sa table avec soin. La serveuse, Katherine, ne prend pas la peine de prendre sa commande et lui apporte un café. Ses chaussures sont différentes, elles sont molles et du vert de la mousse qui pousse sur les roches. De ses yeux très noirs, la jeune femme dévisage Félix avec un sourire en coin, puis vient s’asseoir face à lui. La chaleur du café pénètre par les mains rougies du garçon jusqu’à son visage qui devient brûlant. « Merci beaucoup », croit-il dire, mais ne sort de sa bouche qu’un balbutiement. Les bagues dorées de Katherine émettent des reflets sur la table pendant qu’elle parle. « Je sais que tu me suis, parfois, et que tu épies à ma fenêtre depuis quelques mois. » Félix a l’impression de se liquéfier. Il ne peut dire si le ton de sa voix est saccadé de colère, tremblant de peur, retentissant d’indignation ou… langoureux de complaisance? De ses longs doigts aux ongles polis, elle relève son menton. « Si tu voulais me voir, tu n’avais qu’à demander! Je n’ai rien ce matin, si ça t’intéresse… » susurre-t-elle, ses lèvres pourpres esquissant une moue de séduction. Tendu, il se contente d’acquiescer.
Comme un automate, Félix boit son café et paie l’addition pendant que la serveuse remue de l’air et fait briller ses dents carrées. Il la suit ensuite sur le chemin qu’il a emprunté pour se rendre au café, jusqu’au numéro 991. Elle le fait entrer en posant sa main chaude dans la sienne. Pas de trace d’un autre être humain sur l’étage qu’elle occupe, si on fait exception de certaines odeurs différentes du parfum féminin de Katherine, qui se débarrasse de son habit de serveuse. Le jeune homme se laisse guider.
« C’était ta première fois hein? On ne me trompe pas là-dessus! » Katherine émet un gloussement et sort du lit. « J’ai toujours aimé les taciturnes! » lance-t-elle avant de quitter la chambre. Un bruit de douche retentit dans le couloir. S’étant rhabillé, Félix s’approche de la fenêtre où le chat couleur d’automne se prélasse toujours. De ses yeux ambrés, le félin l’observe avec curiosité. Tremblant légèrement, les doigts avides de Félix plongent enfin dans cette fourrure à la fois rude et douce, chaude d’une vie indépendante. Après un coup d’œil autour de lui, il emporte l’animal complaisant sur le chemin de la Pointe-de-Sainte-Foy, sentant enfin la sérénité détendre ses traits.