samedi 5 septembre 2009

Lundi matin

Devant moi, c’est la croisée des chemins. Au terme de ce voyage m’attend le geste qui décidera de mon destin. Il ne s’agit pas d’un simple prêt bancaire pour lequel je m’apprête à intercéder. C’est l’avenir de toute ma galerie et des artistes qui en vivent et qui la font vivre que je dois défendre de toute la force de ma volonté; c’est une marque de la confiance en mon projet que me témoignera ou me refusera l’entreprise fiduciaire; c’est la main d’une puissance supérieure qui se posera peut-être sur mon front pour m’investir du pouvoir d’étendre la sphère d’influence de la beauté qui règne entre les murs de mon humble commerce. Ce prêt me permettra d’ouvrir une nouvelle aile de ma galerie qui pourra ainsi s’envoler et donner à voir à tous les précieux trésors que me confient les orfèvres. J’ai confiance. Mon geste est pur, il sera récompensé.

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Merde. Un autre lundi. C’était peut-être pas une bonne idée de me défoncer autant hier. Je suis pris dans ce stupide autobus pour au moins une demi-heure. Quoique j’ai rien à espérer de bon à l’arrivée. Encore cinq jours à dire oui ou non à des paumés qui veulent du fric. Si ça n’était que de moi, j’aurais foutu le camp depuis longtemps. Mais non. Il faut se botter le cul à tous les matins pour faire vivre la petite famille. Il faut fermer sa gueule et endurer le boss bien engraissé nous gueuler dessus si on veut avoir droit à des vacances dans le sud pour oublier qu’on se fait gueuler dessus le reste de l’année. Il faut avoir l’air d’un bon petit soldat pour mériter le plaisir d’endurer la bonne femme et ses caprices de baleine enceinte. Et elle tient la raison parfaite de me refuser les faveurs. Ah! Ça devait être génial dans le temps où c’était l’homme qui menait. Des mois dans le bois avec des gars, se payer une pute de temps en temps quand on passe en ville, pis rentrer à la maison pour se servir dans ce qui nous appartient. Même pas besoin d’élever flos. La belle vie.

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Je suis nerveuse. Malgré ma confiance, je me sens tressaillir. J’appréhende la faille dans ma plaidoirie répétée mille fois déjà, montée pour que ni homme ni bureaucrate ne puisse y résister. Je dois me calmer. J’approche de mon but. L’autobus est empli d’abeilles travailleuses, chacune faisant son chemin, bourdonnant, sans se soucier des autres. Vus de l’extérieur, nous ne sommes qu’une masse vide, sans visage. Mais celui qui me fait face m’est sympathique. Les lunettes noires de ce jeune homme lui donnent un air mystérieux. La ligne qu’elles forment avec son nez ferait une belle impression sur toile, avec seulement du noir et des couleurs chaudes et… Un peu de rouge sur les pommettes! Il est craquant avec sa beauté naïve, inconsciente. Malgré son air fatigué, on devine chez lui le bonheur et la candeur du jeune père de famille. Oui, il est marié, je vois son alliance briller à son annulaire gauche. Son complet ajusté lui donne un air d’enfant trop vite grandi. Il doit faire sa place dans l’entreprise; sérieux au travail et rieur à la maison. Je suis sûre qu’un garçon comme lui ne pourrait résister à ma plaidoirie.

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La femme en face de moi me dévisage depuis quelques minutes. Qu’est-ce qu’elle veut, la vieille peau? Elle doit bien avoir quarante ans. Elle doit être secrétaire, avec son petit tailleur gris tout neuf. Mais ça ne lui va pas, je ne sais pas pourquoi. Peut-être une femme au foyer recyclée. Remarque, elle est encore jolie, je la sauterais bien si elle travaillait pour moi. Mais j’ai eu assez d’exercice hier soir. La petite rouquine m’a vidé! Bon, presque arrivé. Pas trop tôt. On va pouvoir jouer à pile ou face avec les gars en prenant le café. C’est Bill qui avait parié qu’il pouvait trouver des raisons pour accepter ou refuser n’importe quel prêt à n’importe qui. On l’a pris au mot et on a tiré ses clients à pile ou face toute une matinée. Depuis, c’est une tradition pour nos emprunteurs du lundi matin.