Douze novembre. Des nuages encombrent le ciel, les arbres sont presque nus. Les feuilles ternes qui s’accrochent encore à leurs branches squelettiques pendent tristement. Bientôt, elles auront disparu sans laisser de trace, confondues avec la terre. Dans l’autobus qui gravit péniblement la côte de Cap-Rouge, Xavier contemple le Tracel. Il s’imagine dix ans plus tôt, à la place d’un autre, tout en haut, balloté par le vent, contemplant l’horizon morne et lointain, respirant ses dernières bouffées d’air…
Il ne restait déjà plus rien. Plus un signe de la petite croix de bois qu’il avait plantée deux années auparavant pour tenter de préserver le souvenir. Quel sort serait réservé à la dalle de granit qu’il avait enfoncée dans le sol cette année? Il y avait fait graver l’empreinte d’une semelle pour que le passage de François ait laissé un signe quelque part, en plus de la cicatrice dans sa vie. Il devait faire un temps pareil, à l’époque, lorsqu’il avait éclaboussé de son sang le sol de Cap-Rouge. Mais les ambulanciers et la pluie avaient tout nettoyé. Son désespoir avait disparu avant même que la neige ne le recouvre.
Au terminus de Marly, Xavier garde les yeux baissés, perdu dans ses pensées. Sous ses pieds, le trottoir est abimé. Il y a longtemps, dans le ciment frais, quelqu’un a écrit : « Sarah waz here ». La marque, depuis plusieurs années, reste inchangée, insensible à tous ceux qui y déposent leurs propres pas, leurs propres vies. Pourquoi le simple passage de quelqu’un laisse-t-il une balafre intouchable alors que la mort d’un autre ne laisse pas une égratignure dans le paysage? Certains deviennent des symboles alors que d’autres sont oubliés.
Le jeune doctorant en connaît un rayon. Combien de fois a-t-il idolâtré des personnages historiques pour réaliser qu’ils n’avaient rien à voir avec les hommes qu’ils étaient? Ce n’est pas des meilleurs dont on se souvient, ce sont de ceux qui ont les meilleurs biographes. Alors à quoi bon?
Sur le trajet du Métrobus, Xavier observe un bâtiment de briques rouges à l’air éternellement neuf. Il lui semble que rien de tragique ne pourrait s’y passer. Pourtant, qui sait quels amours contrariés, quelles guerres sanglantes, quelles cérémonies mystiques ont pu se produire à cet endroit précis, dans les forêts primitives qui ont précédé notre époque? Mais il n’en reste plus rien. La mémoire s’en est dissipée et les traces en ont disparu. Comme si ça n’avait jamais été.
Que restera-t-il de lui dans quelques années, dans quelques décennies ou dans quelques siècles? Un mémoire de plus sur les tablettes poussiéreuses de l’Université? Un chercheur de plus à avoir épluché les archives? Un enseignant de plus qui aura répété ce qu’il aura entendu? Rien n’est indélébile. Peut-être François avait-il raison. Peut-être la vie n’avait-elle pas de sens.
Dans le Vieux-Québec, les graffitis se mêlent aux bâtiments de pierre intacts des siècles derniers. Cohabitation incongrue. On travaille à protéger ce qui n’est qu’accessoire et on s’acharne à effacer la marque de ceux qui ne veulent pas être oubliés. Quoi que l’on fasse, la mémoire demande des efforts. Il ne suffit pas d’un historien, il faut aussi des archives et des témoins.
En entrant chez lui, Xavier s’approche sans bruit de sa blonde endormie. Son oreiller est encore humide. Il s’allonge doucement près d’elle et, après un coup d’œil au test de grossesse déposé sur la table de chevet, il murmure à son oreille : « Gardons-le. »
samedi 17 octobre 2009
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